Pourquoi la France et l’Inde ont co-présidé le Sommet de Paris pour l’action sur l’Intelligence Artificielle ?

21.02.2025 - Éditorial

Le Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle, qui s’est tenu à Paris les 10 et 11 février sous co-présidence de la France et de l’Inde, représente une étape décisive dans la relation entre les deux pays et illustre le partenariat stratégique engagé depuis 25 ans sans discontinuer.

À un moment où les États-Unis annoncent le projet Stargate doté de 500 milliards de dollars, et où la Chine bouleverse le secteur de l’intelligence artificielle avec DeepSeek, l’alliance franco-indienne proclamée par le président Macron et le Premier ministre Modi revêt une importance particulière. Non seulement parce que la France a illustré ses capacités de leadership avec l’entreprise Mistral AI et annoncé un investissement de plus de 100 milliards d’euros, tandis que l’Union européenne annonçait 200 milliards, mais aussi parce que les deux dirigeants ont fait référence dans leurs interventions à la nécessaire gouvernance de l’IA et aux principes de la Charte des Nations Unies et au droit international, ce qu’a reflété la déclaration commune publiée à l’issue du sommet. Le Premier ministre indien a annoncé que l’Inde accueillerait le prochain sommet.

Ce sommet sur l’Intelligence Artificielle est une étape supplémentaire dans la relation stratégique engagée entre la France et l’Inde depuis plus de 40 ans. Déjà, les deux pays, soucieux de leur indépendance et de leur autonomie stratégique ー la France contre la politique des blocs et l’Inde non-alignée ー avaient engagé des coopérations dans des domaines sensibles. Depuis des années 1950, avait été établie une coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire, notamment entre le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et le Bhabha Atomic Research Center de Bombay. C’était aussi le cas dans le domaine de l’espace depuis les années 1960 entre le Centre d’études spatiales (CNES) et son équivalent indien, l’ISRO.

Mais il faut remonter à la visite en Inde du président François Mitterrand en 1982, à un moment où l’Inde de Madame Gandhi prenait conscience du risque que comportait l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, pour que la relation prenne une tout autre ampleur en incluant le domaine de la défense. Après cette visite, le gouvernement indien décidait de diversifier ses fournitures d’armes et de ne plus en laisser la quasi-exclusivité à l’Union soviétique. C’est ainsi que l’Inde a acheté 40 Mirage-2000 rétrofités plus tard en Mirage 2000-5. C’est le moment aussi où l’Inde, en difficulté pour trouver de l’uranium enrichi pour la centrale de Tarapur, a fait appel à la France, elle-même à l’époque non-membre du TNP.

Au fil des années, la relation stratégique entre les deux pays continue de se renforcer et la France est le seul pays qui refuse de condamner l’essai nucléaire de Kargil en 1998. La visite d’État en Inde du président Chirac la même année va donner un nouvel élan à la relation franco-indienne, avec la mise en place d’un dialogue stratégique qui permettra d’aborder l’ensemble des sujets d’intérêt commun entre les deux pays. Ce sera notamment un dialogue étroit au moment de l’intervention américaine en Irak où les Indiens, malgré les pressions de Washington, refusent d’envoyer des troupes dans ce pays avec lequel ils entretiennent une relation historique. Ce sera également la concertation étroite entre le Premier ministre Manmohan Singh et le président Chirac s’agissant de la séparation du nucléaire civil et militaire, dans l’objectif de permettre à l’Inde un accès au groupe des fournisseurs nucléaires pour faciliter l’utilisation croissante de l’énergie civile nécessaire à son développement, ce qui incluait l’acceptation souveraine par l’Inde du contrôle de ses centrales par l’AIEA.

Entre la France et l’Inde, la relation stratégique a continué progressivement de s’affirmer. La France a accepté la livraison de six sous-marins Scorpion en 2004, qui seront assemblés dans les docks de Mazagan à Bombay. Le premier a été mis à la mer en 2017 et le dernier en 2024. Les transferts de technologie sont en cours. En 2016, le président Hollande et le Premier ministre Modi signent un accord pour l’achat par l’Inde de 36 avions de combat Rafale et lancent le projet de la construction d’une usine de fabrication de Rafale à Nagpur.

Cette relation entre Paris et Delhi concerne aussi de plus en plus les questions globales, notamment concernant la santé, les océans, mais aussi le climat avec le projet franco-indien d’alliance solaire internationale lancé après la COP 21 et qui, après son Sommet fondateur en 2018, a été rejoint par plus de 80 pays, et dont l’objectif est de produire des règles du jeu, des normes et des standards pour l’énergie solaire tout en mettant en place des projets concrets et des financements.

La relation entre la France et l’Inde sur un plan stratégique a pris une importance d’autant plus grande avec la montée en puissance des enjeux de sécurité dans l’Indo-Pacifique. On sait que la France a dans cette région, qui va de la côte orientale de l’Afrique jusqu’au Pacifique avec la Nouvelle Calédonie et la Polynésie, une présence importante de plus de 2 millions de ressortissants et des responsabilités particulières du fait de son domaine maritime de près de 10 millions de km2, avec ce que cela implique s’agissant de la protection de la diversité, des ressources halieutiques, des fonds marins etc. La France partage désormais des intérêts de sécurité avec l’Inde, particulièrement dans l’Océan indien, et mène depuis plus de 25 ans des manœuvres navales avec l’Indian Navy tout en lui accordant des facilités, notamment à la Réunion.

La confiance qui préside à la relation franco-indienne a permis ainsi de surmonter de nombreux paradoxes. Même si Paris refuse de mener une politique de « containment » de la Chine aux côtés de l’Inde, des Etats-Unis, du Japon et de l’Australie alliés dans le « Quad », la relation étroite menée avec Delhi n’est pas contradictoire avec la doctrine de « multialignement », théorisée par le ministre des Affaires extérieures Subrahmanyam Jaishankar, à la pointe de la revendication par le Sud Global d’une réforme du système de gouvernance mondiale qui, selon l’Inde, ne reflète pas la réalité du monde.

La démocratie indienne est en effet active au sein des BRICS, qui regroupent aussi bien la Russie, la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud, et désormais les récents adhérents ー l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie et les Émirats arabes unis ー ainsi que « l’Organisation de la coopération de Shanghai » aux côtés de la Chine, de la Russie et du Pakistan. Dans ces enceintes hétérogènes, l’Inde démocratique tient à se référer constamment aux règles du multilatéralisme. Pourtant, le Premier ministre Modi a été l’un des premiers dirigeants étrangers à rendre visite au président Trump afin de pouvoir contrer les droits de douanes qui menacent les importations indiennes, car l’Inde est excédentaire de 30 milliards de dollars dans ses échanges avec Etats-Unis, et pratique une politique active de subventions en soutien de son industrie et de son agriculture. Ainsi, le chef de gouvernement indien a pris des engagements en matière de fourniture d’armes, mais rien n’est réglé et malgré la réussite de la diaspora indienne aux États-Unis, des difficultés  en matière de visa demeurent.

A n’en pas douter, l’Inde va continuer à suivre ses intérêts selon des rapports de puissance qu’elle veut « fluides » (Jaishankar) et se refusera, conformément à la tradition de sa politique étrangère, à tout engagement dans des alliances contraignantes. Car on doit noter qu‘au même moment, Delhi et Pékin décident de rétablir des vols directs entre les deux capitales et reprennent les négociations sur la frontière dans l’Himalaya, où avaient eu lieu en 2020 des accrochages meurtriers qui avaient conduit à un quasi gel des relations entre les deux pays.

C’est dans ce contexte de bouleversement des relations internationales, alors que l’économie de l’Inde connaît de forts taux de croissance et fait plus que jamais figure de « back office de l’internet mondial » (Paul Hermelin, Capgemini), que la France et l’Inde, fortes d’une relation stratégique confiante depuis plus de quarante années, scellent une alliance dans le domaine de l’intelligence artificielle. Cette démarche se doit d’être accompagnée, malgré les difficultés, par des investissements plus importants en Inde, et réciproquement. La plupart des groupes du CAC 40 sont présents dans ce pays, qui leur est ouvert pour des raisons qui ne sont pas seulement mercantiles. Ainsi, les deux pays, attachés au multilatéralisme et au développement des échanges, apparaissent-ils comme étant certainement les mieux à même de contribuer à une nouvelle configuration des rapports internationaux.

Maurice Gourdault-Montagne
Maurice Gourdault-Montagne est diplomate de carrière, et a alterné entre de hautes responsabilités à l’étranger et en administration centrale. Il a ainsi été ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), puis en Chine (2014-2017). A Paris, il a été porte-parole du Quai d’Orsay (1991-1993) et directeur adjoint puis directeur du cabinet d’Alain Juppé, lorsque ce dernier était ministre des Affaires étrangères (1993-1995) puis Premier ministre (1995-1997). Il devient ensuite conseiller diplomatique et Sherpa G7/G8 de Jacques Chirac à l’Elysée (2002-2007), et enfin secrétaire général du Quai d’Orsay (2017-2019). A l’issue de sa carrière diplomatique, il intègre le Boston Consulting Group et rejoindra le Groupe Adit et ESL Rivington en tant que Senior Advisor en octobre 2023.