« Le désengagement américain d’Europe : vers un monde à trois pôles ? » (Partie 2/2)

14.03.2025 - Regard d'expert

Ce regard d’expert est une contribution d’Asia Centre, think tank français spécialisé sur la zone Asie-Pacifique, à la Newsletter ESL Rivington / Antidox (https://asiacentre.eu/).

 

Le doute grandissant des alliés asiatiques des États-Unis

Le désengagement américain d’Europe est observé avec une inquiétude croissante par les alliés asiatiques des États-Unis. Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie, Nouvelle-Zélande, Philippines – tous s’interrogent sur la fiabilité des États-Unis en tant que partenaire stratégique.

Si les États-Unis abandonnent leurs alliés européens aujourd’hui, pourquoi ne feraient-ils pas de même avec ses partenaires asiatiques demain ? Cette question est d’autant plus préoccupante que la politique étrangère américaine est marquée par une forte volatilité. Une administration Trump 2.0 pourrait chercher à négocier directement avec la Chine de Xi Jinping, comme Donald Trump l’avait tenté avec la Russie de Vladimir Poutine ou même avec la Corée du Nord de Kim Jong-un.

Un tel revirement remettrait en cause les fondements mêmes de la stratégie américaine en Indo-Pacifique. L’équilibre des forces dans la région repose en grande partie sur la confiance que ses partenaires placent en la dissuasion et l’engagement des États-Unis / Un lâchage brutal de ses alliés – sur le modèle du retrait d’Afghanistan ou du désengagement progressif d’Europe – fragiliserait encore davantage la position des États-Unis et alimenterait la montée en puissance d’une alternative sino-centrée.

 

Le déclin du soft power américain : une puissance qui ne fait plus rêver

Au-delà de son retrait stratégique, un autre phénomène frappe : l’érosion spectaculaire du soft power américain. Autrefois, les États-Unis incarnaient un modèle envié, une démocratie dynamique, un rêve accessible. Aujourd’hui, leur image est entachée par des divisions internes profondes, des crises politiques incessantes, et un climat d’instabilité qui brouille leur message à l’international.

Les États-Unis ne sont  plus en position de proposer des solutions durables, solides et rationnelles à leurs partenaires. Trop de chaos, trop de contradictions, trop de revirements. La voix de l’Amérique ne porte plus comme avant. Elle est noyée dans le bruit des crises internes, de la polarisation extrême de sa société et dans la brutalité de sa relation avec ses alliés historiques.

Pour retrouver son attractivité, les États-Unis devront entreprendre un profond travail d’introspection. Quel modèle de leadership veulent-ils incarner ? Quels principes veulent-ils défendre ? Une refondation de leur rôle dans le monde est nécessaire, sous peine de voir leur influence auprès de leurs partenaires habituels décliner encore davantage.

 

Vers un nouveau Lead ou Deal euro-asiatique ?

Face à cette recomposition géopolitique, une nouvelle idée émerge : celle d’un rapprochement structuré entre les grandes démocraties d’Europe et d’Asie. Plutôt que d’attendre une Amérique indécise et imprévisible, pourquoi ne pas créer un partenariat Euro-Asiatique renforcé rassemblant les grandes démocraties des deux continents (LEAD, Liberal European-Asian Democracies Alliance ou DEAL,Democratic Europe-Asia League).

Une telle plateforme permettrait de mieux faire converger leurs intérêts et de protéger à la fois leurs valeurs et leurs intérêts face aux défis du XXIe siècle comme à titre d’exemple la sécurité en Asie et en Europe, l’intelligence artificielle et la régulation des nouvelles technologies, la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité, la sécurisation des lignes d’approvisionnement stratégiques ou encore la garantie des approvisionnements énergétiques.

Dans un premier temps, ce partenariat pourrait réunir les démocraties du G20, avant de s’élargir à d’autres nations partageant ces objectifs. Il ne s’agirait pas d’un simple forum, mais d’un véritable outil de coordination stratégique, permettant aux démocraties libérales de peser de manière autonome face aux grands blocs que sont la Chine, les BRICS et les États-Unis.

Bien entendu, cette idée peut sembler provocatrice ou inopportune pour beaucoup. Certains y verront une remise en cause des équilibres traditionnels, d’autres jugeront l’initiative trop ambitieuse ou prématurée. Mais l’objectif n’est pas d’imposer une solution clé en main, mais d’ouvrir un débat sur la manière dont les alliés des États-Unis en Europe et en Asie peuvent mieux s’organiser et se coordonner.

Aujourd’hui, ces alliés partagent souvent des valeurs et des intérêts communs, mais ils restent fragmentés, désorganisés et trop dépendants des décisions américaines. Dans un monde en plein déséquilibre, ils doivent apprendre à se structurer et à mieux se coordonner.

La bonne formule n’a pas encore été trouvée, mais il est temps d’y réfléchir sérieusement. L’histoire nous enseigne que les puissances qui ne prennent pas l’initiative finissent par subir le cours des événements.

 

Pour une Europe proactive plutôt que spectatrice

Le désengagement progressif des États-Unis d’Europe, la montée en puissance de l’axe sino-russe, et l’instabilité croissante des alliances traditionnelles marquent un changement d’ère stratégique. L’Europe et ses partenaires asiatiques doivent maintenant assumer leur autonomie et structurer une coopération proactive. Le monde entre dans une phase de turbulences. L’heure est venue pour ces démocraties d’inventer une nouvelle architecture de coopération, plutôt que de rester des spectateurs passifs du duel sino-américain.

L’histoire des Trois Royaumes met en lumière une leçon fondamentale : la faiblesse d’un royaume conduit inévitablement à son absorption et à sa disparition en tant qu’acteur politique autonome. Si l’Europe et ses partenaires asiatiques ne parviennent pas à adopter une approche proactive, ils s’exposent au risque d’être cantonnés à un rôle périphérique sur l’échiquier mondial. Cette perspective appelle donc une réflexion stratégique approfondie et à une prise d’action rapide.

Le monde est entré dans une nouvelle phase d’incertitude et de violence. Il est temps pour les partenaires traditionnels des États-Unis de faire preuve d’originalité, de créativité et d’audace. L’émergence d’une alliance Euro-Asiatique pourrait bien être la clé pour garantir un équilibre mondial plus stable et plus résilient face aux défis à venir.

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.