Le nouveau contexte géopolitique en 2025

14.02.2025 - Regard d'expert

Invité à intervenir devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale lors d’une table ronde sur le nouveau contexte géopolitique en 2025, l’Ambassadeur Jean-David Lévitte a introduit la séance en résumant sa vision du nouvel ordre mondial.

Trois développements majeurs ont engagé la déconstruction de l’ordre mondial depuis quelques années :

  • Le retour de la guerre en Europe pour la première fois depuis 1945, avec l’agression Russe contre l’Ukraine.
  • Le retour de la Guerre Froide. Une guerre froide inversée : la première opposait les États-Unis à l’URSS, avec la Chine à ses côtés ; celle d’aujourd’hui oppose les États-Unis à la Chine, avec la Russie à ses côtés.
  • Le retour du Mouvement des Non-Alignés, que l’on appelle aujourd’hui le « Sud global », et qui pratique non pas le non-alignement, mais le « multi-alignement ».

Il me semble que ces trois développements marquent la fin de cinq siècles de domination occidentale du monde. Cette domination a commencé avec Christophe Colomb et Magellan en 1492. Elle s’est poursuivie avec la construction des Empires occidentaux − les deux Amériques, l’Afrique, le sous-continent indien, l’Indochine et l’Indonésie − et a duré, de façon extraordinaire, malgré deux guerres mondiales.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la conférence de San Francisco a posé les bases du nouvel ordre mondial, fondé sur nos valeurs occidentales, et notamment sur l’égalité souveraine des États. De façon caractéristique, cette réunion fondatrice s’est tenue aux États-Unis, à San Francisco, et les sièges des Nations-Unies sont tous en Occident : à New York, Genève, Vienne, Paris, Rome. De même, le FMI et la Banque mondiale ont leur siège à Washington. L’ordre occidental va être au sommet de son influence, pendant la décennie extraordinaire qui va de 1991 à 2001.

Pourquoi 1991 ? Rappelons-nous : en 1989, Gorbatchev a pris la décision de laisser partir de l’empire soviétique, les pays de l’Europe centrale qui se révoltaient (la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et la Roumanie). A la suite de la chute du mur de Berlin dans la nuit du 9 novembre 1989, l’Europe de l’Ouest – c’est-à-dire l’Union européenne – a absorbé ces différents États. En 1991, Boris Eltsine, qui était le président de la Russie au sein de l’URSS, prend la tête de l’empire soviétique. Il veut poursuivre les réformes en Russie et demande aux quatorze États qui formaient l’Union des républiques socialistes soviétiques depuis les années 1920, de prendre leur indépendance et de conduire leurs propres réformes. C’est ce qui s’est passé par exemple en décembre 1991 lorsque le peuple ukrainien a voté à 92% pour son indépendance, y compris dans la péninsule de Crimée. Avec la fin de l’empire soviétique, l’Occident est devenu la puissance dominante, avec deux principaux piliers qui dirigent ensemble le monde : les Etats-Unis et une Union européenne élargie.

Dans le même temps, l’économie de marché se répand à travers le monde entier, et notamment en Chine, dirigée alors par Deng Xiaoping (formé en France), qui a décidé de conduire de façon très pragmatique une série de réformes. En un peu plus d’une décennie, la Chine est ainsi devenue l’atelier du monde, avec deux révolutions qui l’ont aidée à s’affirmer : l’invention du téléphone portable, dont la Chine est devenue le premier producteur, et l’invention des porte-conteneurs, qui permet de réduire fortement les coûts et d’accélérer le temps nécessaire pour le transport des marchandises. En 2001, la Chine devient membre de l’Organisation mondiale du commerce. C’est l’apogée de l’« occidentalisation du monde ».

Mais 2001 est également le début d’une descente aux enfers pour l’Occident. J’ai vécu le 11 septembre 2001 − la pire attaque terroriste de l’histoire de l’humanité − comme Ambassadeur aux Nations Unies. La France présidait pendant ce mois de septembre le Conseil de Sécurité de l’ONU. En 24 heures, nous avons changé le droit international et les Etats-Unis ont décidé de travailler avec les Nations Unies pour lutter contre le terrorisme international. Ainsi a débuté la guerre en Afghanistan, qui est malheureusement devenue la guerre la plus longue de l’histoire des Etats-Unis, jusqu’à ce qu’ils décident de s’en retirer dans les conditions catastrophiques que nous connaissons. Il y a eu ensuite la guerre en Irak. A ce moment-là, j’étais Ambassadeur aux Etats-Unis, et j’y ai vécu la fureur anti-française parce que nous étions opposés à ce conflit catastrophique. Une fureur illustrée, par exemple, par la décision du Congrès de changer sur les menus de leur restaurant, le nom des « French fries » en « Freedom fries ». Ces deux guerres ratées vont peser lourd sur l’image des États-Unis à travers le monde. Puis il y eut la crise des subprimes de 2007-2008, rapidement devenue une crise financière globale.

A la suite de ces trois développements, les pays du Sud ont modifié leur regard sur l’Occident. Ils ont bien sûr continué à dire oui à la modernisation de leurs pays et à la globalisation de l’économie mondiale. Mais ils ont dit non à l’occidentalisation de leurs sociétés. C’est un virage majeur. On le voit avec la Russie de Poutine, qui veut être l’héritier de Catherine la Grande, de Pierre le Grand, de Staline et de Lénine. On le voit avec Erdogan en Turquie, qui se veut l’héritier de Soleiman le Magnifique, beaucoup plus que de Atatürk. On le voit en Iran avec Khomeini et aujourd’hui avec Khamenei. On le voit en Inde avec Modi. Et on le voit naturellement en Chine avec Xi Jinping, qui veut inscrire son pays dans la continuité de la grande tradition impériale chinoise.

Et c’est ainsi qu’on voit donc apparaître, aux côtés de la Russie et de la Chine, ce « Sud global », qui affirme sa volonté de « désoccidentaliser » le monde et qui refuse d’appartenir à un camp ou à un autre. De façon significative, au début de l’agression russe en Ukraine, lors du vote de l’Assemblée générale des Nations Unies, quarante-cinq États se sont abstenus de condamner la Russie, dont la Chine, l’Inde, le Pakistan, le Vietnam, l’Afrique du Sud, l’Algérie et de nombreux pays africains.

Dans ce nouveau paysage géopolitique, les pays du « Sud global » veulent néanmoins continuer de travailler sur le plan économique avec l’Occident. Mais celui-ci, par précaution, fait évoluer la localisation des chaînes de production. Face aux risques, de nombreuses entreprises occidentales se relocalisent partiellement, passant du « just-in-time » au « just-incase ». Et la crise du Covid a naturellement accéléré ce rééquilibrage, le « nearshoring ».

C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’élection de Donald Trump. Alors qu’il entame son son second mandat, il n’a que faire des valeurs occidentales et des alliances, qui ont pourtant été un atout majeur des Etats-Unis depuis 1945. Pour lui, les rapports de force l’emportent sur les règles de ce droit inventé et garanti par l’Occident. Désormais, l’« impérium » américain tend à rejoindre ceux de la Russie et de la Chine. Face à ce défi majeur, que va faire l’Europe ?

Jean-David Levitte
Jean-David Levitte est senior policy advisor pour le groupe ESL Network. Il a eu une carrière diplomatique remarquable, marquée dans un premier temps par un passage à l’Elysée aux côtés du Président Giscard d’Estaing de 1975 à 1981. De 1995 à 2000, il a été le Conseiller diplomatique et Sherpa du Président Jacques Chirac. Entre temps, il a notamment occupé les fonctions d’Ambassadeur de la France aux Nations Unies à Genève. De 2007 à 2012 il a été le conseiller diplomatique et Sherpa du Président Nicolas Sarkozy. De 2003 à 2007 il a été Ambassadeur à Washington pendant la difficile période de la guerre en Irak. De 2000 à 2002 il a été Ambassadeur à l’ONU à New York, présidant le Conseil de Sécurité lors des attaques du 11 septembre 2001.